— Monseigneur, dis-je en me levant, vous me faites beaucoup d’honneur.
Je le regardai en disant ces mots et ce que je vis me plut fort. Des quatre fils de Madame de Guise, Joinville était assurément le plus beau, le plus robuste et celui dont la physionomie ouverte et vive annonçait le plus d’esprit.
— Je ne sais si je mérite d’être appelé Monseigneur, dit-il en souriant. Joinville est un petit village en Champagne à côté duquel mon arrière-grand-père, Claude de Lorraine, construisit le château du Grand-Jardin. Je ne sais comment, s’étant d’abord appelés Seigneurs de Joinville, puis Barons de Joinville, les Ducs de Guise en sont venus à s’appeler les Princes de ce petit domaine. Quoi qu’il en soit, le titre appartient de droit à mon aîné Charles, qui me l’a conféré à ma majorité. C’est un titre de courtoisie. Joinville ne m’appartient pas et le château, pas davantage. Je tire mes revenus de Saint-Dizier dont le Roi a eu la bonté de me nommer gouverneur et, Dieu merci, je n’y mets jamais les pieds.
— Mais, dis-je innocemment, qui donc gouverne Saint-Dizier en votre absence ?
— Que voilà une question excellentissime ! dit Bassompierre en riant aux éclats. Et qu’étrangement les choses se passent en le royaume de France ! Le Prince de Joinville gouverne Saint-Dizier de Paris.
— Par le truchement d’un lieutenant que j’y ai nommé, dit Joinville.
— Et le Roi, dis-je, béant, accepte cet arrangement ?
Bassompierre posa la main sur mon épaule et, cessant de rire, me dit d’un ton ferme :
— Mon mignon, dis-toi bien ceci : le Roi, quoi qu’il fasse, a toujours raison.
— Ce qui veut dire, dit Joinville en souriant d’un seul côté de la bouche, que Bassompierre donne toujours raison au Roi, parce qu’il est le Roi, et à la Reine, parce qu’elle est la Reine, et même à la Marquise de Verneuil, du temps où elle régnait sur le Roi.
— Pardienne ! Quoi d’étonnant à cela ? dit Bassompierre. Étant Allemand et vivant en France, je suis le paroissier de qui est le curé.
— Bassompierre, ton français fout le camp, dit Joinville. On ne dit pas « paroissier ». On dit « paroissien ».
— Et qu’en pense notre savantissime ? dit Bassompierre en se tournant vers moi ? J’ai ma doute là-dessus.
— Holà ! Holà ! dit Joinville. Point si vite ! Gageons d’abord ! Combien mets-tu sur « paroissier » ?
— Cent livres.
— Tope !
Et ils topèrent comme marchands après un barguin conclu.
— Chevalier, dit Joinville avec une enfantine impatience, le verdict ?
— Rabelais dit « paroissien ».
— Perdu ! dit Bassompierre gaiement. Cette bague avec le gros rubis te convient-elle, mon Claude ? Elle vaut bien deux cents livres.
— J’aimerais autant l’anneau d’or que je vois à ton majeur.
— Quoi ? L’anneau de la fée ! Qui m’apporte chance et bonheur ! Autant me couper le doigt !
— Ce sera donc le rubis, dit Joinville.
Bassompierre l’enleva de sa main et la passa de soi au doigt de Joinville qui regarda la bague avec ravissement.
— Voilà qui est bel et bon, dit-il, mais je n’ai pas fini. Tu as dit « ma doute », on dit « mon doute ».
— Pas du tout, on dit « ma doute ».
— Gageons.
— Cent livres ?
— Tope.
Ils topèrent et me regardèrent.
— On dit les deux, dis-je, sérieux comme un juge. Montaigne dit « la doute », mais Ronsard dit « le doute ».
— Perdu ! dit Joinville en riant et il rendit la bague.
Et reprenant tout soudain son sérieux après ces gageures que je trouvais, en mon for, passablement puériles, il se tourna vers moi et me dit :
— Il y a une raison pour laquelle le Roi tolère que le gouverneur qu’il a nommé se fasse remplacer par un lieutenant et réside à Paris. À Paris, ledit gouverneur, s’il est turbulent, est l’otage du Roi. Si le Roi conçoit à son égard des soupçons et des ombrages, il remplace en tapinois par un homme à lui le lieutenant que son gouverneur a nommé. Ainsi a-t-il fait pour le Duc d’Épernon à Metz. Le Duc reçoit toujours sa pension de gouverneur, mais il n’a plus dans sa ville qu’un pouvoir nominal. Il ne peut ni la fermer au Roi, ni l’ouvrir à l’Espagnol.
— Voilà, dis-je, qui est habilement machiné.
— Mais cela, dit Bassompierre, est bon pour Metz qui est une place importante, mais ne vaut pas pour Saint-Dizier qui est ville petite et de petite conséquence.
— Alors l’intérêt du Roi est autre, dit Joinville. Si le gouverneur déplaît en quoi que ce soit à Sa Majesté, Sa Majesté lui commande de se retirer dans son governorat. C’est un exil qui ne dit pas son nom. Et pour moi, quitter Paris et vivre à Saint-Dizier, ce serait indubitablement ma mort.
— Alors, prépare ton agonie ! dit Bassompierre en lui lançant un regard entendu. La mort n’est pas une montagne. Le tout, c’est d’être prêt.
La physionomie de Joinville, qui m’avait paru vive et pétillante, quand il m’avait expliqué la politique du Roi à l’égard des gouverneurs de ses villes, se ferma, et baissant la tête d’un air buté, il ne dit mot. Bassompierre se tut lui aussi et je me sentis quelque peu mal à l’aise. À cet instant, par bonheur, Madame de Guise fondit sur nous, affairée et rieuse, suivie de Noémie de Sobole. Prenant Joinville par le bras, elle lui dit :
— Eh bien, Monsieur mon fils, ne trouvez-vous pas charmant le Chevalier de Siorac ?
Sans attendre de réponse, elle reprit :
— Où est passé Sommerive ? Mon frère Mayenne l’avait fait l’ange gardien du Chevalier.
— Vous le voyez, Madame, dit Bassompierre avec un geste élégant de la main, en train de tenir des discours aimables au Prince de Conti et au Duc de Montpensier.
— Il ne risque pas d’être contredit, dit la Duchesse. L’un est sourd et l’autre, sans mâchoire. Il n’empêche, reprit-elle, comme prise de remords de s’être ainsi gaussée de sa parentèle, que Sommerive a un cœur excellent.
— Avec moi il est fort méchant, dit Noémie de Sobole.
— C’est que vous lui montrez trop qu’il vous plaît, ma fille, dit la Duchesse en lui caressant la joue du revers de la main. Il en est des hommes comme des vilains : oignez-les, ils vous poindront. Mon enfant, reprit-elle, non sans quelque bonté dans le ton, quoiqu’elle grondât, je vous l’ai dit plus de cent fois. Gardez-vous bien d’aimer des gens comme Bassompierre, Joinville, Sommerive, Bellegarde, ou Schomberg. Ils sont trop beaux. Ce sont des miroirs à alouettes. Ils en pipent une tous les matins. Comment voulez-vous, dans ces conditions, qu’ils répondent à votre sentiment ?
— Madame ma mère, dit Joinville, le jarret me démange ! Va-t-on enfin danser ?
— Quand le Roi sera là. Voudriez-vous ouvrir le bal sans lui ?
— Il ne doit pas être loin : la Comtesse de Moret vient d’arriver.
— Je l’ai vue, dit Madame de Guise.
— N’irez-vous pas l’accueillir ?
— Elle attendra.
— Faut-il être incivil ?
— C’est à moi d’en décider.
— En ce cas, vous voudrez bien me permettre, Madame, de me substituer à vous.
Et sans attendre de réponse, il lui fit une profonde révérence et, lui tournant le dos, il s’en alla, fort élégant en sa tournure, les épaules larges et la taille fine. Madame de Guise le suivit de l’œil et soupira :
— Cette basquine m’étouffe, mais moins que mes soucis de famille ! Sobole, évente-moi. Bassompierre, avez-vous dit à cette guêpe de cour ce qu’il peut lui en coûter de voleter au-dessus des tartines du Roi ?
— L’ordre d’aller gouverner Saint-Dizier ou l’exil. Il le sait bien. Il dit que ce sera sa mort. Mais il y court.
— Avec tout l’esprit qu’on vous prête, n’avez-vous pas d’influence sur lui ?
— Si fait, mais elle s’arrête là où commence celle de la Moret.
— Votre père a raison, mon filleul, reprit Madame de Guise avec un nouveau soupir, mes fils sont de grands fols ! L’archevêque fait le gracieux avec la Charlotte ! Et Joinville fait pire avec la Moret ! Ces Guise sont d’inéducables rebelles. On se croirait revenu au temps de la Ligue !… Faute de pouvoir vaincre le Roi par les armes, ils tâchent de le faire cocu.
— Bellegarde, dit Bassompierre, planta jadis des cornes au Roi avec la belle Gabrielle et le Roi s’en soucia fort peu.
— Oui, mais avec l’âge, Henri a appris la jalousie. Quant à Charles, j’ai un marché à vous proposer de la part de sa femme.
— Mais je ne vois pas la petite Duchesse de Guise, dit Bassompierre. Encore, ajouta-t-il en s’inclinant, que je la cherche fort peu. À mon sens, la bru ne vaut pas la belle-mère…
— Bassompierre, vous êtes un déshonté flatteur. Vous ne verrez pas ma bru. Elle est mal allante. Elle a mangé trop de melons et souffre d’un grand dérèglement des boyaux.
— Comme le Roi, et pour la même raison. Mais pour lui, boyaux ou non, il viendra, parce qu’il vous aime, Madame.
— Et aussi pour garder l’œil sur ses tartines. Bassompierre, ma petite bru est désespérée. Elle dit qu’en un an Charles a perdu au jeu avec vous plus de cinquante mille livres.
— Le Duc me suspicionne-t-il de tricher ? dit Bassompierre avec hauteur.
— Pas du tout. Et on ne dit pas « suspicionne » mais « soupçonne ».
— « Suspicionne » est dans Montaigne.
— Au diable votre Montaigne ! On ne le dit plus, c’est tout ! Mon ami, ne me faites pas enrager avec vos arguties ! J’ai un marché à vous proposer de la part de ma bru. Elle vous donnera dix mille livres par an, si vous cessez de jouer avec Charles.
— Cet arrangement n’est pas possible, Madame, dit Bassompierre.
— Pourquoi ?
— J’y perdrais trop.
Je ris à cela et Noémie pouffa derrière sa main.
— Vous êtes une sotte, ma fille, dit la Duchesse.
Mais elle ne put en dire davantage. La Comtesse de Moret venait droit sur nous, la main posée sur le poing de Joinville.
— Il semble, dit Madame de Guise entre ses dents, qu’il va falloir, à la parfin, que j’accueille ce paquet. Je hais cette fille ! Elle a la moitié plus de tétons qu’il n’en faut.
Sur ce, elle nous quitta, Noémie dans son sillage.
— La Moret, dit Bassompierre, aura le plus bref accueil du monde. Non point parce qu’elle est trop mamelue, mais parce que voici le Comte de Soissons, lequel est accompagné, chose étrange, par le Marquis de B.
— Et pourquoi « chose étrange » ?
— Parce que le Comte de Soissons est prince du sang et déteste les bâtards. Soissons a tort. À mon sentiment, les bâtards, étant enfants de l’amour, ont souvent plus de beauté, de santé et de talents que les enfants légitimes. Si la fille que le Prince de Conti a faite à la princesse avait vécu, à votre sentiment, quel genre d’avorton serait devenue cette fille légitime ?
À cette question, qui fut posée avec beaucoup d’aigreur, je ne répondis rien. Eh quoi ! pensai-je, Bellegarde ne serait pas le seul à s’intéresser d’un peu près à la Princesse de Conti ?
— Je vois, dis-je, autour de Madame de Guise, tout un parterre fleuri de gentilshommes, chacun plus chatoyant que l’autre. Lequel est le Comte de Soissons ?
— Le plus grand et le plus hautain. Vous le reconnaîtrez aussi à sa barbe carrée et à son grand front, lequel est fort trompeur car, pour l’esprit, le Comte en a fort peu et du plus futile.
— Est-il si haut que cela ?
— Haut ? Le ciel est trop petit pour lui ! Il est si entiché de son rang et si féru d’étiquette qu’il ne consent à converser qu’avec très peu de gens. Il ne descend guère au-dessous des ducs et pairs, et encore n’adresse-t-il la parole que du bout des lèvres au Duc d’Épernon, jugeant son titre trop récent. Mon mignon, me permettez-vous de vous quitter pour quelques instants ? La Princesse de Conti vient de m’adresser un appel de détresse. Elle se trouve agrippée par un fâcheux de cour et attend de moi que je l’en débarrasse.
Ayant dit, Bassompierre s’en alla, me laissant tout étonné qu’il ait pu apercevoir, dans cette foule, la Princesse de Conti, qui n’était pas des plus grandes, et à mes yeux du moins – il est vrai que ce n’était pas avec ceux du cœur – tout à fait invisible, où que je jetasse mes regards.
J’étais surpris aussi que ni mon père, ni le Chevalier de La Surie, ne fussent là encore, alors qu’ils comptaient l’exactitude parmi les devoirs auxquels ils étaient attachés. Je me sentais, à la vérité, très peu chez moi à l’Hôtel de Grenelle, et aussi très abandonné, dès qu’un de mes anges gardiens me quittait et tous, l’un après l’autre, l’avaient fait. Et comment les blâmer, chacun courant à son devoir ou à son inclination ? Sans eux pourtant, comment déchiffrer ces visages qui m’entouraient et dont les regards effleuraient le mien sans s’y poser ?
Par mon père, je savais nombre de choses sur les grands et les moins grands de la cour, mais ne les ayant, à ce jour, jamais vus, comment eussé-je pu sans aide les identifier ?
J’en étais là de mes pensées quand j’entendis le Comte de Soissons, alors à une toise à peine de moi, ordonner à voix très haute à Monsieur de Réchignevoisin de conduire ses pas à l’endroit où se trouvaient les princes du sang. Il mit de l’insolence dans ce commandement, comme si, après la Duchesse de Guise, laquelle était sa cousine, seuls ses deux autres cousins et son frère étaient assez hauts dans le royaume pour qu’il leur adressât la parole. Monsieur de Réchignevoisin, avec une révérence qui allait jusqu’au genou du Comte, l’assura suavement de son obéissance et, le précédant, lui ouvrit un chemin dans la foule, la suite du Comte s’engouffrant dans la brèche.
Quant au Comte de Soissons, il marchait d’un pas lourd, le torse bombé, le menton en proue, la nuque rejetée en arrière. Il eût été assez bel homme, si sa physionomie n’avait pas exprimé une hauteur si hargneuse qu’elle lui retirait une partie de son humanité. Il me sembla qu’il devait cet air-là au plissement de ses lèvres l’une contre l’autre et à des sourcils haut levés sur des yeux mi-clos. Je le rencontrai plusieurs fois dans la suite de ma vie et je lui vis toujours le même masque, lequel paraissait indiquer à ceux qui se trouvaient sur son chemin son refus de les voir et son refus de leur parler. Je me demandais, en m’en égayant quelque peu en mon for, comment le Comte allait s’y prendre pour converser avec ceux qu’il avait choisis, en dépit de leurs infirmités, comme ses premiers, peut-être comme ses uniques interlocuteurs. Mû par cet appétit à voir et à savoir dont on me dit qu’il est mon péché mignon, je ne craignis pas de me mêler à sa suite et de m’approcher avec elle des princes du sang.
Ils avaient reçu du renfort, si renfort il y avait, en la personne d’un jeune gentilhomme que je n’avais jamais vu, mais que je reconnus aussitôt pour être le Prince de Condé, mon père me l’ayant décrit comme « le seul Bourbon chez qui le nez, au lieu d’être long et courbe, avait la forme d’un bec d’aigle ». Cette particularité qui, chez un individu robuste, aurait pu passer pour un signe de force, était associée chez le prince à un visage si maigre et à un corps si malingre qu’elle ne faisait que souligner sa débilité.
— Je vous souhaite le bonsoir, Monsieur mon frère, dit le Comte de Soissons au Prince de Conti.
Il est probable que le Prince de Conti vit le salut de son cadet plus qu’il ne l’entendit. Quoi qu’il en soit, il émergea du silence auquel il se sentait condamné par son effroyable bégaiement.
— Bonbonbonsoir, Chachacharles, dit-il d’une voix sourde.
Et un mouvement se fit sur sa physionomie, qui ressemblait à un sourire.
— Bonsoir, Henri ! Bonsoir, Henri ! poursuivit le Comte de Soissons d’une voix claironnante.
Répétition qui m’intrigua avant que je comprisse que le Prince de Condé et le Duc de Montpensier avaient le même prénom. Le premier, qui était debout, répondit comme il convenait à son âge par une profonde révérence ; le second, tassé sur sa chaire à vertugadin comme si son dos ne le maintenait plus, éleva, en guise de salut, une main squelettique qui, à peine parvenue au niveau de son épaule, retomba sans force sur son genou.
— Comment vous en va, Charles ? dit-il, remuant à peine sa mâchoire blessée et en articulant si mal que ses mots, privés de consonnes, coulaient de sa bouche comme une bouillie.
— Comment je vais ? dit le Comte de Soissons d’une voix forte. J’enrage ! Je suis dans une épouvantable colère ! Et n’était mon affection pour ma bonne cousine de Guise, je n’eusse pas mis les pieds à ce bal. À part elle et à part vous, je n’ai affaire à aucun des marauds qui se trouvent céans ! Dites-le partout, je vous prie ! Dites-le à mon cousin couronné ! Dites-lui aussi que dès demain, je secoue la semelle de mes souliers sur le Louvre et tout ce qu’il contient, et me retire en une de mes maisons. Voilà ce qu’on gagne à me vouloir fâcher ! Je pars ! Je ne supporterai pas plus longtemps l’écorne qui m’est faite et qui nous atteint tous les quatre ! Oui, tous les quatre ! Vous, mon aîné, et vous aussi mes beaux cousins !
L’aîné, à ce que je vis, n’avait pas ouï un traître mot de ce discours qui, au début, avait mis de l’inquiétude dans ses yeux, sans doute parce qu’il se demandait s’il était la cible de cette grande colère. Mais remarquant que Soissons s’adressait autant à ses cousins qu’à lui-même, il s’était rassuré et retombé entre les quatre murs de son silence, il regardait son cadet avec un intérêt poli, sans même porter à son oreille gauche le cornet qui lui servait à amplifier les sons. Quant aux « beaux cousins », lesquels méritaient si peu cette épithète, leur attitude me parut fort différente. Le pauvre Duc de Montpensier cachait mal l’ennui et la fatigue que la véhémence du Comte de Soissons lui occasionnait. Le Prince de Condé, au rebours, avait écouté sa diatribe avec curiosité. Et quand Soissons avait parlé sans beaucoup de respect de son « cousin couronné », cette allusion à Henri l’avait fait ouvertement ricaner. J’en fus confondu. Que ses propres cousins puissent ainsi traiter Henri, et devant tant d’oreilles, en disait long, et sur la clémence du Roi et sur leur propre légèreté.
La fureur de Soissons en était arrivée à un tel point de bouillonnement qu’il s’en trouvait comme étranglé. Et il lui fallut retrouver, si je puis dire, un peu de calme pour pouvoir exprimer sa colère. Ce qu’il tenta de faire en prenant de profondes inspirations – sa forte poitrine se gonflant prodigieusement – et en soufflant l’air par les naseaux comme un taureau qui va charger.
— Ce petit César ! dit-il d’une voix rauque. Testebleu ! Qui eût pensé que ce petit César porterait aussi loin son insufférable arrogance ? Mais quoi d’étonnant à cela ! Il avait à peine sailli du ventre de cette femme de néant que le Roi le barbouillait du titre de Duc. Duc, un bâtard ! Non que j’aie quoi que ce soit contre les bâtards. Un gentilhomme ne doit-il pas honorer son sang ? Mais Duc ! Tout de gob ! À la naissance ! À peine né, le voilà Duc de Vendôme. Et le Roi le fiance à la fille du Duc de Mercœur, une des plus riches héritières du royaume, avec promesses, au surplus, de le faire, à sa majorité, gouverneur de Bretagne. Je ne fais, hélas, que rappeler des faits qui sont trop tristement connus ! Mais passons, passons ! Il y a pis ! Bien pis ! Et qu’on en soit arrivé à une telle extrémité, à un tel bouleversement de tous les us de la monarchie, en un royaume qu’on croyait bien policé, voilà qui me met hors mes gonds ! Monsieur mon bien-aimé frère, dit-il en se tournant vers le Prince de Conti en mimant par gestes ce qu’il lui demandait, portez, de grâce, votre cornet à votre oreille et oyez-moi bien. La chose est de la dernière importance ! Vous la devez connaître : la voici ! Ce petit César, qui a aujourd’hui douze ans et qu’on va marier d’ici deux ans à la petite Mercœur, a demandé au Roi et il a obtenu – vous m’oyez, dit-il en scandant le mot avec rage –, il a obtenu que sa future femme portât à son mariage une robe semée de fleurs de lys, comme les princesses du sang !…
Le Comte de Soissons, les deux poings sur les hanches, fixa des yeux étincelants sur son aîné et ses cousins, puis, se tournant vers les gentilshommes de sa suite, il leur fit l’honneur de les prendre à témoin de ce scandale.
— Messieurs, avez-vous ouï cette énormité ? La décision est prise ! Vous savez bien par qui ! L’épouse du Duc de Vendôme portera, à son mariage, une robe semée de fleurs de lys comme la Duchesse de Montpensier ! Comme la Princesse de Conti ! Comme la Comtesse de Soissons !
Je regardai le Comte. Je n’avais pas assez de mes yeux pour le voir. J’en demeurai béant. Cette grande fureur accouchait d’un souriceau. Une robe ! Une robe semée, ou non, de fleurs de lys ! Laquelle n’était même pas faite ! Ni même commandée, l’hymen avec la petite Mercœur ne se devant célébrer que dans deux ans ! Se mettre tant martel en tête pour un petit vertugadin ! En faire une offense capitale ! Une atteinte à l’honneur ! Une affaire d’État ! Oui ne se pouvait résoudre que par des moyens extrêmes : la rupture avec le Roi, l’exil volontaire en un château lointain, une interminable bouderie…
Toutefois, je ne laissai pas d’apercevoir que les gentilshommes et les dames qui avaient écouté la diatribe du Comte (et tous n’étaient pas de sa suite) ne lui donnaient pas tort sur le fond, même s’ils trouvaient insensée la décision du Comte de secouer la poussière de ses chaussures sur le Louvre. Pour eux, comme mon père me l’avait dit cent fois, et comme Joinville venait de le répéter à l’instant devant moi avec passion, quitter le Louvre, c’était mourir ! Mais justement parce qu’ils étaient si attachés aux privilèges du rang, le réquisitoire du Comte ne les laissait pas insensibles. Je les avais vus, en l’écoutant, faire la moue, hausser le sourcil, se regarder entre eux, secouer la tête. L’entorse à l’étiquette était flagrante. La femme d’un bâtard, fût-il royal, ne pouvait prétendre parsemer sa robe de fleurs de lys.
Si hautain que fût le Comte, l’approbation des courtisans, pour muette qu’elle fût (personne ne se souciant de le suivre dans sa retraite), parut le fortifier dans sa résolution, même s’il n’avait reçu de son frère et de ses cousins que peu d’encouragement : Conti, parce qu’il n’avait rien ouï, Montpensier, parce que cette grande colère l’avait fatigué, et Condé parce qu’il détestait qu’on parlât femmes devant lui – lui qui les aimait si peu.
Un grand bruit éclata qui fit mourir par degrés dans la salle la rumeur des conversations. Les trompettes et les tambours des gardes françaises qui, dans la cour, gardaient l’accès de l’Hôtel de Grenelle, attaquèrent « le passage du Roi », un des airs que le Dauphin avait si bien joués pour moi dans le jardin de Saint-Germain-en-Laye. Le silence dans la salle se fit. Le Comte de Soissons, ostensiblement, la quitta, non par la cour – où il n’eût pas manqué de rencontrer son cousin – mais par le jardin. Et Monsieur de Réchignevoisin s’avança, sa canne de chambellan à la main, et en ayant frappé un grand coup sur le parquet, il cria d’une voix forte :
— Mesdames, Messieurs, le Roi !
*
* *
Dès que le Roi apparut, vêtu de satin blanc, la foule des invités dans la grand’salle s’ouvrit des deux parts devant lui aussi docilement que la mer Rouge pour laisser passer les Hébreux. Et Henri s’avança, si je puis dire, à pied sec, dames et seigneurs se génuflexant sur son passage et le flot se refermant derrière lui en engloutissant sa suite, toutefois sans autre dommage pour elle que des embrassades à l’infini. Je vis fort bien le Roi, car m’étant poussé sans vergogne au premier rang (bien m’en prit d’être grand et fort), Sa Majesté s’arrêta à ma hauteur au moment où Madame de Guise l’accueillait et se mettait à ses genoux. Il l’en releva aussitôt et la baisa à la franquette sur les deux joues, étant à elle toujours si attentionné, tant parce qu’elle était sa cousine et comme lui gaie et primesautière, que par souci politique car, étant née Bourbon, et mariée à un Guise, elle lui paraissait jeter un pont entre les deux maisons.
Il me parut de taille moyenne, tirant plutôt vers le petit, maigre, mais musculeux, la tête vigoureuse, barbue, tannée et quasi paysanne, la lèvre gourmande et gaussante, le nez long et courbe. Mais ce qui me frappa surtout en cette première rencontre, ce furent ses yeux, lesquels étaient grands, pleins d’esprit et fort mobiles car, tandis qu’il parlait à Madame de Guise, lui souhaitant un heureux anniversaire et la complimentant, il les tournait sans cesse autour de lui comme s’il jaugeait et jugeait ceux qui se trouvaient là. Au contraire du Comte de Soissons, on ne pouvait discerner le moindre soupçon de hauteur dans son visage (lequel était empreint d’une bienveillance joviale) ni dans son attitude qui, en sa simplicité, tenait davantage du soldat que du monarque. Toutefois, son naturel même avait quelque chose de grand comme s’il sentait, en son for, trop de puissance pour avoir à la mimer.
Je m’aperçois, en écrivant ces lignes, combien il m’est difficile de décrire en sa vérité ingénue mon premier contact avec Henri : j’étais encore un enfantelet que Greta me racontait déjà comment, me tenant sur les fonts baptismaux, il avait failli me laisser choir. Et depuis, il ne s’était pas passé de jour sans que mon père, ou ma marraine, ou La Surie n’aient commenté devant moi ses combats, ses exploits, ses desseins, ses bons mots, voire aussi ses faiblesses, à telle enseigne que son nom et sa personne faisaient, pour ainsi dire, partie de ma famille.
Avant que Madame de Guise n’arrêtât Henri dans sa marche en allant à sa rencontre, mes yeux avides étaient à ce point collés à Sa Majesté qu’une jeune et jolie dame que je coudoyais dut, en souriant, me tirer par la manche pour me faire ressouvenir de me génuflexer. Si bien que, lorsque le Roi eut gagné l’estrade, et se fut assis sur la sorte de trône préparé pour lui (celui destiné à sa femme restant vacant, ce qui ne laissa pas de m’intriguer), je me tournai vers ma voisine, la remerciai du soin aimable qu’elle avait pris en me rappelant mes devoirs et, en même temps, m’excusai d’avoir quelque peu bousculé son vertugadin en me poussant au premier rang.
— L’impétuosité, dit-elle, est pardonnable chez quelqu’un d’aussi jeune que vous.
— Jeune, Madame ? dis-je, piqué. Je marche sur mes quinze ans. Et à considérer votre joli visage, plus lisse qu’un pétale de rose, vous êtes fille, et vos années ne doivent guère excéder les miennes.
— Tant s’en faut, Monsieur ! se récria-t-elle, j’ai dix-neuf ans et suis mariée depuis sept ans.
— Comment, Monsieur mon fils, vous connaissez la Marquise ? dit mon père.
Je rougis de le voir surgir tout soudain à mon côté, fort élégant dans son pourpoint vert amande, et le collier de Chevalier du Saint-Esprit brillant à son cou de tous ses feux.
— Mais non, dit-elle, il ne me connaît pas. C’est moi qui le connais. Bassompierre me l’a montré de loin. Et nous sommes maintenant de vieux amis : il a bousculé mon vertugadin et je l’ai tiré par la manche.
— Vous a-t-il dit combien vous êtes belle ? dit mon père en lui baisant la main.
— Non ! non ! dit-elle en riant. Il a été plus chiche-face que vous : je n’ai eu droit qu’au « jolie ».
— Oh ! Madame ! dis-je, quelle trahison ! J’ai dit que votre visage était plus lisse qu’un pétale de rose.
— C’est vrai, dit-elle. Votre fils, Marquis, ronsardise. Et il joue fort bien du plat de la langue. Il tient de vous en ce domaine et se peut, aussi, de sa bonne marraine, reprit-elle (parlant, à ce que je crois, en toute innocence). Toutefois, il est jeune encore. Il ne sait pas que son devoir est de dire à une femme qu’elle est belle, le mot « joli » étant tenu par nous toutes comme très au-dessous de nos mérites. Chevalier, dit-elle en se tournant vers moi, voyez-vous cette garcelette rousse qui court après Madame de Guise pour l’éventer ? La trouvez-vous belle ?
— Non, Madame.
— Ment-il ou est-il sincère ? demanda-t-elle en se tournant vers mon père. Ce serait vraiment navrant s’il mentait déjà à son âge. Je l’ai vu avec cette petite personne en conversation animée.
— Madame, dis-je, je dirais, avec votre permission, que je la trouve fort attrayante. Raison pourquoi je lui ai retenu une danse. Me conseillez-vous, en dansant, de lui dire qu’elle est belle ?
— Ah ! Marquise ! dit mon père en riant, vous voilà prise sans vert ! Vous lui conseillez de mentir aux dames. Après quoi, vous le lui reprochez !
— Il n’y a point contradiction ! dit vivement la petite marquise avec un sourire ravissant. Je voudrais que tous les hommes du monde n’aient qu’un seul cœur et qu’il ne batte que pour moi.
— Voici déjà le mien, dit mon père, et celui de mon fils. N’avez-vous pas observé comment Pierre-Emmanuel vous dévore des yeux ?
— Mais il a l’œil naturellement affamé. Je l’ai vu darder ses regards sur tout un chacun, homme et femme. Et à ce que j’ai ouï de Bassompierre, il a soif aussi de savoir et lit Virgile dans le texte. Mon Dieu, que je l’envie !
— Virgile ou non, dit mon père, nos deux cœurs sont à vous. Vous nous devez, en échange, un gage. À lui ou à moi. Choisissez.
— Je donne mon amitié à l’un et l’autre.
— C’est prou, mais c’est peu aussi.
— Comment, c’est peu ! Marquis, vous n’ignorez pas que je suis fidèle à mon mari. La Dieu merci, le pauvre Charles peut dormir sur ses deux grandes oreilles. De reste, quand on parle du loup… Je le vois qui me cherche. Je vous quitte.
— Serait-il jaloux ?
— Il n’a pas de raison de l’être. Mais il y a trois choses que le Marquis est follement glorieux de posséder : ses chiens, ses chevaux et moi.
— Ce n’est pas pour ses chiens et ses chevaux que Charles fait construire ce coûteux hôtel rue Saint-Thomas-du-Louvre.
— Coûteux ? Ne l’aimez-vous donc pas ?
— Je suis de la vieille école. Je ne goûte pas les appareillages de brique et de pierre dont on est, ce jour d’hui, coiffé.
— Mais l’intérieur est fort beau. J’en ai fait moi-même les plans. Me viendrez-vous voir ? reprit-elle d’un ton câlin. On dit que vous vivez en ours avec votre ourson. Êtes-vous tant repoussé par ma vertu ?
— Gratior et pulchro veniens in corpore virtus, dis-je en rougissant.
— Ah ! Chevalier ! traduisez-moi cela ! dit-elle avec une avidité charmante.
— « La vertu n’est que plus agréable quand elle vient à vous dans une belle enveloppe. » C’est du Virgile, Madame, pour vous servir.
— N’est-il pas adorable ? dit-elle. Et il dit cela en rougissant ! Marquis, dit-elle en se tournant vers mon père et en lui saisissant les deux mains, venez me voir, de grâce, et venez avec votre fils. Adieu. Charles m’a vue. Il fonce droit sur moi.
Et elle nous quitta dans un grand tournoiement de son vertugadin.
— C’est une Circé, dit mon père, mais au lieu de vous transformer en pourceau, elle tâche de faire de vous un ange. Mon fils, comment se fait-il que vous ayez traduit « in pulchro corpore » par « dans une belle enveloppe » ?
— J’ai pensé que « dans un beau corps » la pourrait offenser. On la dit fort prude.
— Elle l’est, dit-il en riant. Charles serait trop heureux s’il connaissait son bonheur.
— Comment est-il ?
— Grand, avec un grand nez et de grandes oreilles. Il chasse tout le jour et il ronfle toute la nuit. Son père fut, en son temps, un diplomate des plus estimés. Quant à la Marquise, elle est fort bien née. Elle descend des Princes Savelli.
— Elle a beaucoup d’esprit.
— Elle en a plus qu’aucune autre femme au Louvre. C’est pourquoi elle s’ennuie à mourir à la cour et ne se plait que chez elle dans son petit cercle d’amis.
Là-dessus, il me tira dans une encoignure de fenêtre et me demanda le récit de ce que j’avais vu et vécu depuis mon arrivée à l’Hôtel de Grenelle. Ce que je fis, mais très à la discrétion, ayant observé que j’étais l’objet d’une certaine curiosité de la part de bon nombre de personnes, et davantage, je gage, du fait de ma naissance que de mes mérites. La Surie survint au beau milieu de mon discours et l’écouta d’une oreille attentive, tandis que son œil ébloui ne savait où donner de la prunelle, tant le luxe du lieu et les atours de ces beaux courtisans l’étonnaient.
— Halte-là, Monsieur mon fils ! dit mon père en m’interrompant. Une nuée va crever sur ma tête. Votre bonne marraine vient à nous, claudicante et mal respirante. Parlant médicinalement, le diagnostic est clair : basquine trop serrée, soulier trop étroit. En outre, l’œil pervenche brille d’un éclat irrité : indice que la jalousie concourt à l’étouffer.
— Monsieur, dit Madame de Guise, sans préface et sa voix pleine de rage, mais très basse, vous voilà enfin ! Monstre que vous êtes ! Que fîtes-vous ces deux heures écoulées ? Où êtes-vous allé porter vos déshontés hommages ?…
— Au Roi, Madame, au Roi ! dit mon père promptement et parlant, lui aussi, sotto voce. J’étais au Louvre : cent personnes vous le diront. De grâce, Madame, souriez ! On nous regarde. Et donnez-moi votre main à baiser. M’amie, reprit-il en souriant à son tour, j’ai à vous dire des choses de la plus grande conséquence et fort secrètes. Où puis-je vous voir au bec à bec ?
— Dans ma chambre, dit-elle en se recomposant en un clin d’œil un visage enjoué. Portez-y sur l’heure vos pas et emmenez Pierre avec vous. Sa présence couvrira la vôtre. Je vous y rejoindrai dès qu’il me sera possible.
Là-dessus, elle nous quitta et je la vis glisser un mot à l’oreille de Monsieur de Réchignevoisin qui, nous jetant de loin un coup d’œil discret, fit un signe d’assentiment. Ce qui voulait dire, je gage, que de son côté, la voie était libre. Mais libre, elle ne l’était, en fait, qu’en partie, car mon père connaissait tant de gens et tant de gens très avides de lui parler, surtout en une circonstance qui attirait si fort l’attention sur son fils, qu’il fallut, pour gagner la porte de la grand’salle qui menait à la chambre de Son Altesse, faire de savants détours afin d’éviter les personnes dont la qualité était si haute qu’elle aurait exigé qu’il s’arrêtât devant elles.
Il y parvint enfin et dès qu’on fut dans le couloir que ce soir même j’avais déjà par deux fois parcouru, un géantin laquais, sans dire mot, et après nous avoir regardés sous le nez, nous précéda et, tirant une clé de son emmanchure, nous ouvrit la porte de la chambre. Sage précaution que de l’avoir fermée, si on songe à tous les bibelots qui disparaissaient après chaque bal que donnait Son Altesse.
Il s’écoula un assez long moment avant qu’elle n’apparût, fort essoufflée, et prenant soin de pousser derrière elle le verrou, claudiqua jusqu’à une chaire à vertugadin et s’y laissa tomber.
— Ah ! mon ami ! dit-elle. Mes pieds ! Mes pieds ! De grâce, retirez-moi ces infâmes chaussures ! Ou je meurs !
Mon père se mit alors à genoux devant elle et, lui ayant ôté la cause de tant de maux, il lui enleva aussi ses bas et se mit à masser doucement ses orteils endoloris.
— Ah ! mon ami ! dit-elle, quel bien vous me faites ! Et combien galant de votre part de me servir de chambrière !
— Et de médecin, dit mon père. Ces chaussures vous laisseront estropiée. Madame, pour peu que vous les remettiez. Et quant à votre basquine qui comprime odieusement vos poumons et vos tripes…
— Mes tripes ! dit Madame de Guise. Fi donc, Monsieur !
— Je m’en vais desserrer sur l’heure cet étau, reprit mon père avec autorité. Croyez-vous que l’éventail et les sels de la petite Sobole vous empêcheraient de pâmer ? Et pis encore, voulez-vous périr étouffée devant la cour et le Roi ? Testebleu, Madame ! si Dieu vous a donné des poumons, c’est pour en user. Allez-vous mépriser son ouvrage ?
— Mais je ne pourrais plus entrer dans mon corps de cotte, si vous desserrez ma basquine ! gémit Madame de Guise qui, si effrayée qu’elle fût par l’idée d’une mort publique, l’était presque autant par l’augmentation de sa taille.
Cependant, sa résistance faiblissait. Elle se sentait si soulagée par le bas, depuis qu’elle avait les pieds nus, qu’elle aspirait, quoi qu’elle en eût, à l’être aussi par le haut. À la parfin, mon père, lui saisissant les deux mains, la fit lever de sa chaire et, quand elle fut debout, commença à lui défaire son corps de cotte, en dépit d’un simulacre de rébellion qu’accompagnaient des cris outragés, des mines rebéquées, et, les démentant, quelques petits rires de gorge. Je sentais bien que ma bonne marraine n’était pas tant fâchée d’être à demi déshabillée, fût-ce devant moi, son corps étant ferme, rondi et bien plus jeune que ses années.
Il y avait une chemise échancrée au col entre le corps de cotte et la basquine, et mon père l’enleva aussi.
— Eh quoi ? dit-elle, vous me retirez ma chemise !
— Et pour de bon ! Cette épaisseur étant en moins, je pourrai desserrer votre basquine sans qu’il vous soit impossible de rentrer ensuite dans votre corps de cotte.
— Mais sans ma chemise, on verra davantage mes appas !
— Et qui s’en plaindra, Madame ? Sont-ils moins beaux que ceux de la Sobole qui s’est décolletée jusqu’à l’épigastre ?
— Je vous défends bien de jeter un œil à ces horreurs ! Je chanterai pouilles demain à l’impudente !
— Ce serait manquer de charité. Quand une fille se découvre à ce point, Madame, c’est qu’elle désespère de trouver un mari.
Rhabillée et rechaussée, mais plus à l’aise en sa vêture. Madame de Guise revint tout de gob à ses moutons.
— Vous fûtes donc au Louvre ces deux heures écoulées.
— Oui, Madame, appelé peu après le départ de Pierre par un page, et introduit par le petit viret dans la chambre du Roi où je trouvai aussi Sully. On avait habillé Henri pour votre bal et un valet tâchait de mettre un peu d’ordre dans ses cheveux emmêlés – soin qu’il souffrait à peine, ayant horreur qu’on lui touchât la tête – et rendant la tâche du valet d’autant plus malaisée qu’il bougeait sans cesse, nous parlant avec feu d’une affaire pour laquelle il voulait notre avis. Mais à la fin, le valet ayant présenté un miroir à Henri, il y jeta le plus bref des coups d’œil, déclara qu’il était fort bien ainsi et commanda à Merlin d’aller demander à sa maîtresse si elle était prête.
« Le nain s’en alla sur ses courtes jambes en se dandinant, disparut par la porte du petit cabinet et revint presque aussitôt, rouge et à demi mort de peur. Il s’agenouilla devant Henri et se tassa sur lui-même, ce qui le raccourcit au point qu’on eût dit une grosse tête posée à même le parquet. « Sire, dit-il d’une voix tremblante, la Reine déclare qu’elle ne viendra pas au bal. – Ventre Saint-Gris ! s’écria le Roi, que veut dire cette extravagance ? Va lui dire que je lui commande de me venir trouver sur l’heure ! »
« Merlin, fort effrayé (car la Reine, à ce qu’on disait, lui donnait plus de coups de pied que de douceurs), s’en alla et ne revint plus. Le Roi, blanc de colère, marchait de long en large dans la pièce, les mains derrière le dos et martelant le sol d’un pas irrité. « Rosny, dit-il à la fin à Sully, va me chercher cette rebelle et si elle résiste, amène-la céans par la force ! – Par la force. Sire ? dit Sully dont les gros yeux parurent saillir de l’orbite, par la force ? – C’est mon commandement ! »
— Juste Ciel ! dit Madame de Guise. Et elle vint ?
— De son plein gré, mais en robe de chambre, échevelée, sans fard et montrant les dents. Une vraie Gorgone ! On eût dit que chaque mèche de ses cheveux se terminait par un serpent et que ces serpents sifflaient tous à la fois.
— Monsieur, qu’est cela ? Une Gorgone ? Des serpents ? Où prenez-vous toutes ces arguties ?
— Bref, la Reine était furieuse. Ce qui n’arrangeait guère son visage. Déjà, avec la mâchoire prognathe qu’elle a héritée des Habsbourg, ce long et gros nez relevé du bout, cet air maussade et ce teint blafard…
— Ah ! Monsieur ! Parlez mieux de la Reine !
— Je ne fais que brosser le décor. « Monsieur », dit la Reine en marchant sur le Roi…
— Elle ne lui a pas dit « Sire » ?
— Elle lui a dit « Monsieur ». « Monsieur, lui dit-elle, yai prise ma decisione ! Ye n’irai pas au bal de Madame de Guise ! Ye veux point me rencontrer avec ceste poutane ! »
— Moi ? Moi ? Une putain ? s’écria Madame de Guise, cette mégère oserait !…
— Mais non ! Madame, mais non ! Il ne s’agit pas de vous, mais de la Marquise de Verneuil.
— La Marquise ! Mais je ne l’ai pas invitée à mon bal ! Je m’en suis bien gardée !
— C’est ce que lui a dit le Roi ! Mais elle ne l’a pas cru. Et le pauvre Henri a reçu son paquet. « Tant ceste poutane vous ensorcelle, lui cria-t-elle, que vous avez perdou la raisonne. Elle conspire contre vous et mon dauphine ! Elle veut vous touer ! Vous et mon dauphine ! Le Parlement la condamne à la pena capitale ! Et vous, vous loui perdonnez ! Questo è il colmo[15] ! – Le comble. Madame, le comble ! dit le Roi. Vous êtes la reine de France depuis six ans ! Tâchez donc de parler français ! – Langue de traître que ceste langue-là ! hurla la Reine. Est-ce pas perfidie noire d’élever les bâtards de merda de ceste poutane avec les miens à Saint-Germain ! Madonna Santa ! Ché e una vergogna[16] et Monsieur, il colmo ! il colmo ! – Le comble, de grâce, Madame », dit le Roi. « Il colmo, répéta la Reine avec rage. C’est qu’avant de me maritar, vous avez signé à ceste poutane une promesse de matrimonia et maintenant, ceste poutane infernale dit que c’est elle la vraie reine, et moi la concoubine ! Che c’est son fils le vrai dauphine ! Et mon fils, le bâtard… Che il ne ressemble pas au Roi ! Che il a tous les traits de ceste race maladetta de Medici ! Che il a le menton de moi, sa mère ! De moi que ceste poutane ose appeler “la grosse banquière” ! Elle m’insoulte, moi, la Reine ! Monsieur, si vous ne loui tranchez pas la teste à ceste poutane, ye le ferai moi-même ! Ye la tourai ! Ye la tourai ! » « Madame », dit le Roi, non sans quelque mauvaise foi, car il était mieux placé que personne pour savoir que la Reine disait vrai, « ce ne sont là que ragots de cour. En outre, ajouta-t-il, vous n’ignorez pas que la Marquise de Verneuil, au moment de son procès, a dû rendre la promesse de mariage que je lui avais signée et qu’elle ne peut plus nourrir les prétentions que vous dites. Ce ne sont donc là que fadaises et tricoteries ! D’autant que Madame de Guise n’a pas invité la Marquise ! Et que vous devez, Madame, vous devez assister à ce bal ! – Ye n’irai pas ! Ye n’irai pas ! cria la Reine. – Madame, dit le Roi, vous me voulez mener à la baguette ! C’est ce que je ne puis supporter ! Vous êtes une opiniâtre. Madame ! – Moi ! cria-t-elle, vous m’insoultez, Monsieur ! » Et marchant sur le Roi comme une folle, elle leva la main sur lui !
— Elle le frappa ? dit Madame de Guise, béante.
— Elle ne le put. Sully saisit sa main au vol et la rabattit rudement. « Avez-vous perdu le sens. Madame ? cria-t-il. C’est crime de lèse-majesté de toucher à la personne du Roi ! C’est à vous maintenant que le Roi pourrait trancher la tête ! » « Madame, dit le Roi tremblant de colère, vous êtes la première de mes sujettes et vous me devez obéissance ! Je vous commande de vous habiller et de me rejoindre à ce bal ! Obéissez ! Je ne voudrais pas être contraint de vous faire reconduire en Italie avec toutes les sangsues que vous avez amenées avec vous de Florence ! – Des sangsoues ! Des sangsoues ! » cria-t-elle, nullement domptée, bien que les larmes lui sortissent des yeux du mal que lui avait fait Sully en rabattant son bras. « Et comment, Madame, reprit le Roi très à la fureur, appelez-vous la Léonora Galigaï et son Concino Concini ? On dirait, Madame, que la seule idée de votre règne est d’enrichir cette fille de néant et son funeste mari ! Et de mépriser ces Français dont vous êtes la Reine ! Je le répète : si je ne vous vois pas à ce bal dans une heure, c’en sera fait de vous ! »
— Mon Dieu ! Mon Dieu ! dit Madame de Guise qui se tordait les mains de désespoir, ils en sont là ! Des querelles entre eux, j’en ai ouï plus d’une, mais qu’ils en arrivent à ces extrémités ! Lever la main sur le Roi ! Menacer la Reine de la renvoyer en Toscane ! Quel horrible scandale, si elle ne se décidait pas à venir ! Et par malheur, elle est plus entêtée que bourrique, je le dis avec tout le respect que je lui dois. Tant plus stupide est une décision et tant plus elle s’y tient ! Mon Dieu, que je suis donc à plaindre ! Mon bal ! Mon pauvre bal serait l’occasion d’une rupture odieuse à toute la chrétienté !
— Madame, dit mon père, point ne sert de se lamenter. Il faut agir. Écrivez sur l’heure à la Reine pour lui jurer, sur l’honneur, que la Marquise de Verneuil n’est point chez vous. Et qu’elle n’y viendra pas. Et faites-lui porter ce mot par Bassompierre. Il est le seul qui, à cette heure au Louvre, peut avoir accès à elle.
— Mon ami, ne voulez-vous pas l’écrire ? dit Madame de Guise plaintivement. Je tremble tant je suis bouleversée !
— Non, non, il y faut votre main et votre style. Ils sont inimitables.
— Monsieur, en ces circonstances, avez-vous le cœur de vous moquer de moi ?
— Mais point du tout. Si la Reine ne reconnaissait pas votre écriture, elle croirait à une ruse du Roi. Elle est fort défiante, comme vous savez. Tout le monde, dit-elle, la trompe. Et tous les Français sont des traîtres !